Cet extrait du Cours d’Histoire Militaire à destination des élèves-officiers de réserve, de l’École Spéciale Militaire, retrace l’évolution de la doctrine militaire française suite à la défaite de 1870, et jusqu’à l’aube de la Grande Guerre. Ce document est paru à l’entre deux guerre.
Évolution des idées militaires en France de 1871 à 1914
Au lendemain de la guerre de 1870, tout, dans l’Armée française, était à créer ou à refaire sur des bases entièrement nouvelles.
Les dirigeants de l’armée se mirent à l’œuvre avec une ardeur remarquable. Leur tâche consistait, à la lumière des événements qui venaient de coûter si cher à la France, à rendre â l’armée une doctrine de guerre conforme aux nécessités de l’heure présente.
Aux chefs, il fallut réapprendre l’exercice du haut-commandement : ce fut, en grande partie, l’œuvre du Général Maillard qui, par l’étude des campagnes napoléoniennes, retrouva et remit en honneur les principes de marche, de stationnement et de sûreté.
A la troupe, il fallut apprendre l’art de combattre : ce fut l’œuvre des règlements et notamment de ce règlement de 1875, si impatiemment attendu par l’opinion militaire.
Le règlement de 1875.
Ce document officiel – le premier en date (Son apparition coïncidait avec la mise en service du fusil modèle 1874 (fusil Gras)) – était encore tout imprégné des leçons de l’expérience. C’était une œuvre remarquable et qui apparait encore davantage comme telle si on l’examine à la lumière des enseignements que la Grande Guerre nous a donnés.
Etabli par des hommes qui avaient fait campagne, il posait le principe que le feu est l’élément prépondérant du combat. Une des conséquences essentielles de cette loi est pour une troupe d’un effectif un peu considérable de se mouvoir et de combattre en ordre serré dans la zone efficace du feu : d’où nécessité d’adopter l’ordre dispersé.
La ligne de tirailleurs ne sera plus dorénavant un simple élément accessoire et préliminaire du combat. Elle devient la ligne de bataille elle-même, chargée de mener le combat jusqu’à sa conclusion, l’assaut, inclusivement. C’est à cette innovation que l’on a donné le nom de « translation du combat sur la chaîne des tirailleurs. »
Pour mener à bien la lourde tâche qui lui incombe, la ligne de tirailleurs devra être maintenue, en permanence, au degré voulu de puissance à l’aide de renforts venus de l’arrière et qui viendront progressivement se fondre en elle pour accroitre sa puissance du feu et permettre des poussées en avant successives.
La mise en application de ces principes est assurée par le jeu d’une « formation-type de combat pour le bataillon » devant être prise d’emblée lorsqu’on parvient à 2.000 mètres de l’artillerie ennemie. L’ouverture du feu par les tirailleurs et la poussée en avant des soutiens et des renforts s’effectuent à des distances strictement réglementées.
A 50 mètres de l’ennemi, on donne l’assaut.
Tous ces actes successifs du combat se trouvaient donc réglés de façon bien rigide et bien schématique. On l’a beaucoup reproché au règlement de 1875. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’adressait à des cadres dont les éléments anciens avaient été dressés par des méthodes d’un étroit formalisme et dont les nouveaux, issus de la guerre, avaient besoin d’être guidés de très près.
S’efforçant, par ailleurs, de tenir la balance égale entre l’offensive et la défensive, le règlement condamnait formellement la défensive passive qui nous avait valu de si douloureux échecs.
Enfin, s’il rejetait les anciens feux de salve reconnus d’application inexécutable sauf aux grandes distances, le Règlement de 1875 maintenait le principe du feu à commandement, afin de permettre au chef de maintenir sa troupe en main et d’éviter le gaspillage des munitions.
En somme, si l’on met à part quelques imperfections que la pratique se serait chargée de faire disparaitre, le Règlement de 1875 constituait une œuvre remarquable qui aiguillait l’armée française dans les voies du combat moderne.
La transformation des idées.
Et pourtant, par un phénomène curieux et qu’explique, avant tout, l’éloignement des leçons de la guerre, les principes que le Règlement de 1875 avait mises en lumière vont subir, au cours des années qui vont suivre, une éclipse telle qu’on en arrivera à discuter, puis à contester, très sérieusement leur valeur.
Cette évolution fut puissamment favorisée par les conséquences erronées ou, du moins, trop exclusives que certains esprits crurent devoir tirer des études historiques entreprises à cette époque sur les campagnes napoléoniennes et parmi lesquelles nous avons déjà signalé celles du général Maillard.
Au nombre des vérités retrouvées à ces sources de l’art de la guerre, on fit une place à part à la suprématie des forces morales et la supériorité intrinsèque de l’offensive.
Idées qui contenaient évidemment une part de vérité mais que le bon sens eut commandé d’adapter aux principes d’expérience plus récents posés par le Règlement de 1875 et qui auraient reçu d’elles un surcroit de force.
Malheureusement, leurs protagonistes ne recherchèrent pas la conciliation mais bien l’opposition des idées. Ils firent grief aux partisans du Règlement de 1875 d’être « défensifs », terme qui prenait dans leur pensée une signification injurieuse.
Ils protestèrent l’importance attribuée dans le Règlement à la ligne de tirailleurs et prétendirent lui opposer l’attaque menée par des troupes réservées, maintenues en ordre, à l’exemple des colonnes massives de certaines batailles napoléoniennes dont nous savons pourtant qu’elles n’étaient qu’un aveu d’impuissance manœuvrière et qu’un pis-aller.
C’était, on le voit, l’oubli systématique des enseignements essentiels de la guerre de 1870, de la puissance écrasante du feu.
Le Règlement de 1884.
En 1884, parut un nouveau règlement qui marquait une première victoire des idées offensives nouvelles et que l’ « Instruction sur le combat » publiée en 1887, eu moment de l’apparition du fusil modèle 1886 (fusil Lebel), vint dangereusement aggraver.
Alors que la formation-type de du Règlement de 1875 prévoyait un échelonnement du bataillon sur une profondeur de 1.000 mètres, le nouveau Règlement qui, compte tenu des progrès de l’armement, eût dû s’efforcer de diminuer la vulnérabilité des formations, par conséquent de les étaler sur le terrain, réduit, au contraire, de moitié la profondeur du dispositif, ce qui a pour effet de tasser vers l’avant les soutiens et les réserves et de les placer dans la zone même d’efficacité des projectiles ennemis dirigés sur la ligne des tirailleurs.
Il ne pouvait en résulter qu’une fusion prématurée de ces éléments réservés dans ta ligne de feu, une « fuite en avant » comme on l’a dénommée. C’est précisément ce que recherche le Règlement qui prétend « accroitre l’aptitude de l’infanterie au combat offensif. »
En outre, l’assaut est dorénavant confié à une troupe de choc distincte de la chaîne qu’elle doit franchir et entraîner au moment décisif.
L’ « Instruction sur le combat de 1887 » accusait encore ces caractères.
Les fronts de combat étaient réduits et la chaine de tirailleurs devenait extrêmement dense.
L’échelonnement en profondeur des soutiens et des réserves était encore réduit.
L’assaut était réglementé et organisé de façon automatique.
L’oubli des leçons de la guerre était tel que ce document n’hésitait pas à proclamer « qu’une infanterie brave et énergiquement commandée peut marcher sous le feu le plus violent, même contre des tranchées bien défendues, et s’en emparer. »
Et pourtant dix ans peine s’étaient écoulés depuis les combats de Plevna si saisissants et si instructifs !
Le Règlement de 1894.
L’adoption de la poudre sans fumée, en rendant extrêmement difficile la reconnaissance des positions ennemies, nécessite l’adoption de dispositions tactiques nouvelles qui font l’objet du Règlement de 1894. Il est inspiré du même esprit que le Règlement précédent.
Si l’extension du rôle donné aux éclaireurs et la réglementation de la marche d’approche répondent aux conditions nouvelles, on rencontre ensuite une application aggravée des idées en opposition avec les enseignements de la guerre que nous avons signalées plus haut.
On y trouve toujours le principe que l’assaut ne peut être donné que par l’entrée en action de troupes de choc arrivant groupées jusque sur la ligne de tirailleurs.
Pour faire admettre la possibilité d’une telle manœuvre en dépit de la puissance du feu, le Règlement qu’au moment de la crise finale, le feu ennemi est réparti sur tout le front de façon uniforme et que, dans ces conditions, les formations en colonne ont moins à en souffrir que la ligne de combat elle-même.
Le signal de l’assaut est réservé au général de brigade.
Par ailleurs, l’introduction récente du fusil répétition faisant redouter par dessus tout le gaspillage des munitions, les feux sont étroitement réglementés, et on préconise les feux de salve par section, l’ensemble de la compagnie tirant aux indications du commandant de compagnie.
Il y a là une tentative d’assimilation de la conduite du feu d’infanterie à celle du tir de l’artillerie, tout à fait contraire aux enseignements de la guerre.
On voit donc que ce règlement traçait la du combat offensif d’après des idées théoriques ne tenant compte ni du terrain, ni du feu de l’ennemi, ni de l’initiative à laisser aux exécutants, ni des leçons de l’expérience.
L’évolution des procédés de combat semblait, par suite, s’accomplir exactement en sens inverse des progrès de l’armement. Aussi a-t-on pu dire de ce Règlement de 1894 que son influence sur l’instruction de l’infanterie avait été néfaste (Colonel Pétain).
Règlement sur le Service en Campagne de 1895.
Un an plus tard, paraissait le Règlement sur le Service des Armées en Campagne de 1895.
Le titre XIV, traitant du « combat » divisait ce dernier en trois grandes phases : la préparation ; l’action décisive ; l’achèvement. Les troupes étaient, en conséquence, divisées en trois groupements correspondants chacun à une des phases du combat.
Règlement de 1901-1902.
Le nouveau Règlement d’infanterie, paru en 1901, prit à son compte cette doctrine.
Il maintenait, par ailleurs, les conceptions de ses devanciers touchant l’exécution de l’assaut par des troupes de choc groupées en colonne et amenées ainsi jusque sur la ligne de combat.
Toutefois, on notait une tendance au progrès : elle provenait de l’adoption de la manœuvre « par assouplissement » qui donnait la possibilité d’exécuter les divers mouvements réglementaires empruntés aux règlements antérieurs à l’aide de procédés simplifiés.
Fort heureusement, des événements nouveaux vinrent faire échec à ces conceptions théoriques et dangereuses dont les grandes manœuvres annuelles avaient déjà montré qu’elles tenaient un compte insuffisant du terrain.
Ce furent les guerres du Transvaal et de Mandchourie qui, en révélant la puissance nouvelle du feu d’infanterie et d’artillerie, imposèrent de nouveaux procédés de combat.
Le Règlement de 1904.
Ils apparaissent dans le Règlement d’infanterie de 1904 qui posait les trois principes suivants conséquences des progrès de l’armement :
- Difficulté de plus en plus grandes des prises de contact, qui doivent devenir plus méthodiques et plus lentes.
- Danger croissant d’exposer aux vues de l’ennemi des troupes massées, même de faible effectif ; – nécessité de mouler les formations au terrain ; – substitution à l’ancienne ligne de tirailleurs de groupes irrégulièrement répartis et progressant de couverts en couverts.
- Importance plus grande du feu comme moyen d’action de l’infanterie. Il n’est plus question de formations denses pour les soutiens et les réserves ; plus de troupes de choc distinctes de la ligne des tirailleurs.
On voit donc qu’au principe antérieur de la poussée en avant de la ligne de combat obtenue par la densité des formations, on substitue celui du mouvement en avant obtenu par le feu.
Ce Règlement, vivifié par les leçons des campagnes récentes et qui rejetait enfin les idées théoriques et dangereuses de ses devanciers, enregistrait les progrès ci-après dans les procédés d’exécution.
- Suppression de « l’ordre serré », c’est-à-dire des mouvements rigides et imposés pour passer d’une formation à une autre et son remplacement par des mouvements souples appropriés aux circonstances.
- Substitution du principe des points de direction à celui des alignements, qui procède également du désir d’obtenir plus de souplesse et une meilleure adaptation au terrain.
- Introduction du principe d’initiative pour les cadres subalternes dans les limites imposées par le but que le commandement supérieur a fixé.
C’est le Règlement de 1904 qui a, en fait, formé notre infanterie de 1914 puisque le Règlement du 20 avril 1914 qui le remplaça, n’avait pu encore être suffisamment étudié.
Les événements ont, en conséquence, permis d’en mesurer exactement les lacunes.
Une première défectuosité, déjà reconnue, du reste, par le Règlement d’avril 1914, était que dans l’intention d’augmenter la souplesse et l’initiative, on était passé d’un extrême à l’autre et que, non seulement, on ne trouvait plus, et à juste raison, de formation-type de combat, mais que toute indication quelque peu précise avait, en fait, disparu.
Le Règlement laissait aux cadres une si grande initiative dans le choix des moyens que ces derniers étaient conduits à manœuvrer avec invraisemblance. Il constituait, en somme, beaucoup plus un recueil de principes tactiques qu’un véritable Règlement de manœuvres.
Il favorisait de la sorte la tendance qu’ont beaucoup de Français à demeurer dans le domaine des idées générales sans étudier de près les moyens pratiques de réalisation.
On en arrivait à esquiver un grand nombre de difficultés du champ de bataille et à donner à l’instruction un caractère superficiel et approximatif qui restait bien loin des réalités du combat.
Il convient également de noter ici, le regain de faveur que les idées d’offensive à outrance devaient connaître au cours des années qui précédèrent la Grande Guerre et qui avait, en partie, pour origine les succès offensifs remportés par les Japonais et, en dernier lieu, par les Bulgares et les Serbes.
Le principe de la supériorité de l’offensive – vrai en soi – faisait perdre de vue les contraintes que la réalité de la puissance du impose dans son application. C’est ainsi que l’ « Instruction sur la conduite des Grandes Unités », parue en décembre 1913, réagissait contre les mesures trop prudentes recommandées par le Règlement de en vue de réaliser la sûreté.
C’était à ses yeux autant de troupes enlevées à la mission essentielle : l’offensive. « Une offensive vigoureuse contraint l’ennemi à prendre des mesures de défense et constitue, par suite, le meilleur moyen d’assurer la sûreté. »
Par ailleurs le Règlement sur le Service en Campagne de 1913 rejetait la division de la bataille offensive prévue par le Règlement de 1895 en deux phases principales : la préparation et la décision, afin que l’on ne crût pas qu’il y avait deux manières d’attaquer, l’une réservée, et l’autre à fond. Seule cette dernière devait être admise.
On peut donc dire que dans l’armée française de 1914, l’idée de mouvement, de mobilité, dominait l’idée de feu.
Les enseignements de 1870 – la dernière grande guerre européenne – avaient été oubliés ou tenus pour inexacts ; ceux des campagnes récentes étaient déformés ou considérés comme ne devant être acceptés que sous réserve. Bref et en dépit de la réaction heureuse du Règlement d’infanterie de 1904, à toutes les leçons de l’expérience – que l’on qualifiait volontiers d’empirisme – on préférait les déductions spéculatives issues des sources napoléoniennes et dont le caractère brillant, affirmatif et sans réplique, faisait trop oublier que si les hommes étaient demeurés les mêmes, un de leurs moyens d’action, le feu avait pris une importance si prédominante que la méconnaissance de cette évolution faussait entièrement la doctrine que l’on prétendait établir.
L’emploi de l’Artillerie.
Dans les progrès de l’armement que nous venons de signaler, l’artillerie avait une large part.
En 1897, l’apparition du canon de 75 à tir rapide ouvre une ère nouvelle : la possibilité du tir masqué, la rapidité foudroyante des tirs d’efficacité modifient complètement les procédés de manœuvre et les méthodes de combat. La mise en batterie défilée permet l’engagement dès le début de la totalité des batteries qui étant hors des vues de l’ennemi demeurent aussi « disponibles » en position de tir que sur roues.
Le Règlement de manœuvre d’artillerie de 1910 met au point notre doctrine d’avant-guerre.
Les grands principes qu’il renferme sont les suivants :
- L’artillerie s’emploie, avant tout, au profit de l’infanterie.
- Le Commandant des troupes seul a la disposition de son artillerie.
Au combat, l’artillerie est répartie en deux grandes catégories :
- Batteries tirant sur l’infanterie et les organisations ennemies.
- Batteries contrebattant l’artillerie ennemie.
Mais il est bien entendu que cette répartition est essentiellement temporaire et qu’il n’existe aucune spécialisation des batteries. - La nécessité de la liaison infanterie-artillerie est affirmée.
- Enfin, le Commandement doit s’efforcer d’appliquer à l’artillerie le principe de l’économie des forces en nuançant son action suivant la nature et l’importance des objectifs et en supprimant dans la conduite des feux toute rigidité et tout caractère a priori.
On voit donc, par le simple énoncé de ces idées directrices, qui restent, en grande majorité, toujours en honneur, quels progrès avait su réaliser notre artillerie de campagne et comment elle était préparée à la grande tâche qui allait lui incomber.
Elle aussi présentait, cependant, des défectuosités et des lacunes.
La principale était la tendance considérer le canon de 75 comme capable de venir à bout de tous les obstacles du champ de bataille et même, de jouer – par l’adjonction de la plaquette Malandrin – le rôle d’obusier.
La conséquence en était de contester l’utilité de l’artillerie lourde de campagne dans laquelle on affectait de ne voir qu’une cause d’alourdissement des troupes dont s’accommodaient mal les idées de mobilité et de mouvement à outrance que nous avons signalées plus haut.
En fait, notre artillerie lourde était presque inexistante : elle se réduisait à quelques groupes de 155 C. T. R. (Rimailho) (104 pièces. – En tout, 308 pièces lourdes. Il faudra remettre en service, dès novembre 1914, l’artillerie de Siège et Place (systèmes de Bange et Lahitolle)) qui, s’ils avaient pour eux la précision et la rapidité du tir, manquaient d’une qualité qui devaient les laisser impuissants devant l’artillerie lourde allemande : la portée.
L’artillerie française n’était, en outre, pourvue que de moyens de liaison totalement insuffisants ce qui empêchait le commandant de batterie de commander sa batterie de loin et, d’autre part, lui interdisait de communiquer avec qui que ce fût.
Les moyens d’observation terrestre étaient également des plus rudimentaires.
Quant à l’observation aérienne pour le réglage du tir pour la surveillance du champ de bataille, elle était encore dans l’enfance.