Source : https://www.image-est.fr/Fiche-documentaire-Victor-Prouv%C3%A9-1858-1943-610-4074-2-0.html
Membre de l’École de Nancy dès sa création en 1901, Victor Prouvé en fut le second président à la mort d’Émile Gallé. Peintre, sculpteur, graveur, il collabore avec plusieurs industriels de Nancy au à la fin du XIXe et au début du XXe siècle et laissera une marque durable au style art nouveau.
Le 28 janvier 1918, apprenant que l’évacuation de Nancy a été décidée, il envoie une lettre à Gustave Simon pour lui faire part de son émotion. L’artiste réside alors à Paris.
Ce document est issu des Archives Municipales de Nancy, cote 4 H 506
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Paris, 28 janvier 1918.
Mon cher Maire et Ami,
Je viens d’apprendre avec stupéfaction la nouvelle émouvante de l’évacuation de Nancy, qui, aussi imprévue qu’elle puisse être, confirme certaines craintes manifestées par bon nombre de nos concitoyens ; on en souriait et les plaisanteries sont toujours choses faciles. Cependant aujourd’hui c’est devenu la brutale réalité… Et cela après trois ans et demi de guerre !!! Trois ans et demi d’épreuves et d’angoisses, de vive inquiétude, qui, de jour en jour, allait diminuant. Nancy mourrait !!! Je pense que ce n’est que par mesure de prudence et non par crainte d’une attaque qui pourrait lui être fatale… Il faut certes l’aisance aux troupes qui combattent… Je pense à ces pauvres gens forcés d’abandonner leur foyer, tout ce qui leur était cher et dans quelles conditions ? Où aller ? Avec quels moyens ? C’est une heure poignante et triste, plus triste que celles, cependant plus dramatiques des divers bombardements, car l’interrogation suprême est là, que va-t-il se passer, et comment retrouverons-nous notre pauvre Ville… Que seront devenus nos chers foyers ? On ne sait que dire en face de telles extrémités… Un silence farouche est plus éloquent… C’est la fatalité !!! Mais une fatalité si étrange !… Oh cette guerre, cette horrible et détestée guerre !… En vous écrivant ceci je suis glacé d’émotion et je pense à tous ceux que j’ai quitté là-bas… Et jamais je n’ai tant ressenti combien j’étais attaché à ma pauvre ville !!! En venant ici, forcé par la nécessité de la vie, je n’avais pas l’impression que j’avais quitté Nancy. C’était pour moi un coin proche où, à des date fixe, j’aurais fait un séjour, pour maintenir un lien moral et de travail qui eut fait que ce que j’aurais reconquis ici aurait été utile là-bas dans le même temps… J’aurais justifié de mon mieux ce que je vous disais au moment de mon départ « je quitte mais je ne lâche pas » mais je vois que me laissant aller, je parle comme si tout était perdu et cependant non… Un jour, souhaitons le proche, chacun rentrera chez soi, et alors goûtera la joie de la paix… Disons-nous que notre bonne Ville sortira de cette épreuve sans dommages et que sa prospérité refleurira… Je voudrais que vous disiez à mes Collègues quels sont mes sentiments et quelle grande émotion j’éprouve. Qu’ils soient bien certains ainsi que vous, mon cher Maire, que si je n’avais pas une aussi lourde charge d’âmes, que si la vie artistique m’avait été plus douce, plus lucrative, je serais là avec vous au premier rang. Je n’aurais jamais quitté la ville à laquelle j’avais voué un culte fervent… Je crois l’avoir montré, oh, sans forfanterie. Je crois avoir fait tout ce qui était possible dans ma situation, pour servir une cause des plus chères… J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, avec certains autres que je n’oublie pas, pour que l’art à Nancy maintienne haut tout son prestige, j’ai tenu de mon mieux le flambeau et aujourd’hui c’est plein de tristesse que je vois tout s’effondrer… Que tout va être à refaire… Refaire ? Quand on pense à toute la belle jeunesse disparue, tous les espoirs, tout l’avenir… Ah si tous les jeunes d’aujourd’hui comprenaient la grandeur et la beauté de la tâche à entreprendre, comme ils étudieraient, comme ils se prépareraient… On voudrait pouvoir recommencer sa vie, clamer les bonnes paroles et travailler avec eux, accomplir l’effort régénérateur et sublime.
Mon cher Maire, dites bien à tous nos collègues que je suis de cœur et de pensée avec eux et que je n’oublie pas notre pauvre Nancy.
Pour vous ma poignée de main bien amicale et tous mes sentiments bien dévoués.
V. PROUVE