Informations sur le canon de Hampont

Nancy, les grilles fameuses de Jean Lamour, fontaine d'Amphitrite par Guibal protégées contre le bombardement [1916] : [photographie de presse] / [Agence Rol]

Les bombardements de Nancy par le canon de Hampont ont été source d’inquiétude et de questionnement de la part des habitants. René Mercier, alors directeur du journal L’Est Républicain, note dans son livre Nancy Bombardée ses impressions et ses expériences de cette période. Plusieurs passages donnent les informations qu’il a réussi à collecter. Nous sommes en 1917 lors de la publication de ce livre.


RENSEIGNEMENTS PRATIQUES ET TECHNIQUES

Comme on cherchait de tous côtés des renseignements sur la façon dont avait été bombardée Dunkerque, pour tenter d’établir des considérations réconfortantes, une lettre nous vint, le 12 janvier, d’un capitaine lorrain d’artillerie qui avait spécialement étudié les tirs du Nord.

La voici :
« I. — D’abord il n’y a rien à craindre la nuit, surtout en cette saison où les nuits sont longues et obscures.
« Nous avons été bombardés en été, à 2h30 du matin, ce qui est plus ennuyeux.
« Il faut que les personnes qui ont peur aient la force morale d’observer le premier coup. Voici pourquoi. L’avion boche vient survoler Nancy à une grande hauteur. Au moyen de son appareil T. S. F. il signale le coup qu’il a vu. Si le coup tombe dans un but cherché, on peut être sûr que les coups qui suivront tomberont dans les environs du même but, ou, en tout cas, dans la même ligne de tir.
« Ces canons monstres ne peuvent pas tirer la nuit.
« Ils ne peuvent pas non plus changer leur ligne de tir, à cause des difficultés de réglage.
« A des distances de 38 à 4o kilomètres les Boches tirent dans le tas. Et comme une ville de l’importance de Nancy leur donne un champ de tir très étendu, il leur suffit que l’avion signale le premier ou le second coup, et dise : « Vu », pour que le tir continue en envoyant les obus dans un grand rectangle dont les petits côtés ne s’éloignent pas beaucoup de la ligne médiane.
« Il suffit à notre T. S. F. de saisir, d’intercepter le télégramme boche pour échapper à un bombardement. L’avion signalait : « Pas vu », et le canon boche a été obligé de se taire et de remettre son tir à un autre jour.
« Donc observer le premier et le second coup. Si le point de chute n’est pas à proximité, l’observateur peut être tranquille.
« La grosse Bertha ne peut pas arroser.

« II. — A la distance de 38 à 4o kilomètres le projectile met quatre-vingt-quinze secondes pour arriver au but. Si donc on peut faire là-bas ce que l’on fait ici, mes braves compatriotes seront encore mieux en sécurité.
« Voici comment. Sur le front, en un point à déterminer, on établit un poste téléphonique qui a pour mission d’avertir; dès qu’il a vu la lueur du coup, le poste presse un bouton et signale : « Coup parti. » En même temps il met en activité, dans notre port, une sirène énorme, que nous appelons la Vache à cause de son mugissement assourdissant. Cette sirène sert, en temps de paix, placée à l’entrée du port, à guider les navires par temps de brouillard.
« II faut trente à trente-cinq secondes pour mettre tout cela en mouvement et arriver ici. Il reste donc soixante secondes pour se mettre à l’abri. C’est suffisant pour descendre à la cave, où l’on est en sécurité, surtout à Nancy où les voûtes des caves sont en moellons, parce que les obus, arrivant sous un angle de chute très grand en raison de leur trajectoire, éclatent toujours en percutant, c’est-à-dire en touchant le sommet en une partie quelconque d’une maison. Si la maison est démolie ou éventrée, l’explosion s’étant produite en haut, il ne reste plus assez de force et de poids aux éclats pour enfoncer la voûte de la cave.

« III. — Démolition du canon. On ne peut faire un tir d’efficacité sur une pièce de ce calibre qu’autant qu’elle est repérée par un observateur en avion qui survole le canon au moment du tir. Il procède comme l’avion boche, mais par moyens inverses. Un canon de ce genre est placé sous une carapace énorme en ciment armé, et il faut démolir la casemate avant de songer à toucher au canon, dont le tube ne sort que de 1 mètre à 1 m 5o environ. Il faudrait un coup absolument heureux pour toucher utilement au canon. C’est d’abord son abri qu’il faut démolir, et, on peut être tranquille, il sera démoli. Nos artilleurs ne tarderont pas à trousser les jupes à la grosse Bertha.
« Je me résume. Pas d’affolement. Du calme, de l’observation. Se rendre compte de la ligne de tir, et agir en conséquence.
« Le canon tire assez vite pour les premiers coups : trois à quatre minutes d’intervalle entre les coups. La moyenne des intervalles semble être de sept à dix minutes. J’ai chronométré les tirs à Dunkerque. Mais le canon est soumis à une charge telle qu’il faut interrompre le tir pour refroidir l’âme de la pièce; 25 ou 3o coups par jour; maximum 33 : c’est tout ce que le canon peut envoyer.
« Après 15o ou 160 coups le canon est hors d’usage. »

Cette lettre qu’il ne fut pas permis de publier, mais dont plus de mille copies circulèrent sous le manteau, fit beaucoup de bien à la population. Que le canon mourût après 15o obus, c’était déjà une consolation, pour l’avenir. Qu’on pût le repérer et le démolir, personne n’en doutait plus après cette consultation, exacte dans les observations principales.

Qu’il ne fût pas capable de changer sa ligne de tir, ni d’arroser, ni de tirer pendant la nuit, c’était aussi une indication précieuse. Plus tard on devait, à regret, constater que la grosse Bertha changeait sa ligne de tir, arrosait et envoyait des obus aux heures les plus noires de la nuit.

Mais pendant une assez longue période tout le monde se réjouit. Il ne faut pas plus que quelques illusions pour être heureux.


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PRÉCISIONS ET PREVISIONS

Tous les citoyens se préoccupaient de connaître exactement la nature du danger qui les menaçait. Quelques-uns donnaient des conseils un peu fous. D’autres, mieux documentés, essayaient d’analyser le péril avec exactitude, et de fournir aux habitants de Nancy des précisions pour qu’ils prissent les précautions nécessaires.
Un commandant d’artillerie, chargé en temps de paix de la construction des canons, me communiqua le rapport suivant, qui contient des erreurs, mais qui, s’il avait été permis de le publier, aurait été accueilli avec satisfaction.

BOMBARDEMENT DE NANCY

1er, 2 et 4 janvier 1916.

Durée. — Samedi 1er janvier (10 obus) :
Premier coup 9 h 45
Deuxième coup 10 h
Troisième coup 10 h 3o
Quatrième coup 10 h 45
Les suivants plus rapprochés.
Dernier coup 11 h 20

Durée. — Dimanche 2 janvier (2 obus) :
Premier coup 12 h 45
Deuxième coup 12 h 49

Durée. — Mardi 4 janvier (8 obus) :
Premier coup 11 h 20
Les autres à intervalles égaux.
Dernier coup 11 h 5o

Nancy est bombardée par deux pièces de marine, diamètre 38o, longueur 20 mètres.
Elles sont placées à 26 kilomètres.
Elles tirent sous un angle de 40°, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas à leur maximum de portée qui serait atteint à 45°.
Le projectile décrit une trajectoire dont voici les caractéristiques :
Au départ, vitesse initiale 800 mètres. Angle de tir 4o°.
Au sommet de la trajectoire, c’est-à-dire à environ deux tiers de la course, le projectile atteint une hauteur de 6.5oo mètres et n’a plus qu’une vitesse de 200 mètres par seconde.
A la descente, le projectile accélère sa marche et atteint 4oo mètres en touchant le sol. C’est ce qui explique pourquoi ceux qui le reçoivent ne l’entendent pas arriver, puisque la vitesse du son n’est que de 34o mètres. L’angle de chute (dans le voisinage du tir qui nous intéresse) est toujours de 12° environ supérieur à l’angle de tir, c’est-à-dire qu’il est pour nous d’environ 52°, pas loin de la verticale pour la maison qui le reçoit.

RENSEIGNEMENTS D’AUTRES PROVENANCES

Projectile : l’obus, à fusée percutante, est en merveilleux métal, acier au ferro-nickel d’après l’analyse faite à l’Institut. Ses parois ont 4 centimètres d’épaisseur. Il pèse au moins 600 kilos, et cela donne une idée de la charge d’explosif qu’il peut contenir.
D’après les chiffres donnés plus haut l’obus a une vitesse moyenne de 433 mètres, et nous arrive en soixante secondes. Ce fait de le recevoir avant de l’entendre contribue beaucoup à le rendre terrifiant.

L’explosion est un phénomène curieux. Pour l’apprécier il faut être dehors, en terrain bien découvert.
Le premier éclatement est formidable, aigu, avec une belle et claire sonorité de métal. Il couvre toute la ville et bien au delà probablement. Près de la zone de feu les gens l’entendent au dessus de leur tête, et beaucoup croient encore aujourd’hui que le projectile éclate en l’air.
Une seconde de silence, un fort roulement, et un second éclatement beaucoup moins puissant que le premier et que personne n’a encore pu expliquer.
Enfin une série de roulements pendant quinze secondes comme si les collines environnantes renvoyaient l’écho. Ce n’est pas l’écho, mais probablement l’effet produit par le déplacement d’air. Les soldats du camp de Châlons qui ont reçu des marmites semblables ont enregistré le même bruit.

Départ : ici, nous n’entendons pas le coup de départ qui devrait nous arriver après soixante-seize secondes. Cependant les pièces ne sont pas loin (26 kilomètres).
Cela tient sûrement à ce fait qu’elles sont placées derrière un obstacle, une côte, par exemple. Un de mes proches qui habite le sommet entre Le Val et Plombières nous écrit : « Nous avons très bien entendu vos bombardements. » Or, il est à 96 kilomètres des pièces.

Zone de feu : on peut inscrire les vingt bombes dans un rectangle de 260 mètres de largeur et de 1.600 mètres de longueur. La largeur relativement étroite fait voir combien la ligne de tir est précise, et ceci peut rassurer ceux qui demeurent en dehors.
La longueur l’est beaucoup moins, et ceci peut à juste titre inquiéter les habitants de la ligne de tir.

RÉSULTATS

Tués, blessés : après 20 obus la préfecture accuse :
Six morts, quelques blessés grièvement dont aucun n’est mort, quelques blessés légèrement.

Dégâts matériels : une dizaine de maisons écroulées. Quelques autres tellement disloquées qu’il faudra sans doute les abattre.
Quand on réfléchit aux dimension, poids, quantité d’explosif, vitesse du projectile, on reste un peu surpris de ces maigres résultats. Il a fallu évidemment que les circonstances soient très favorables.

Dommages moraux : le premier bombardement, celui du 1er janvier, a laissé la population très calme, parce que, sauf ceux qui recevaient les obus, les autres ne se rendaient aucun compte de ce qui se passait.
L’après-midi les promeneurs sont venus par milliers voir les résultats du bombardement, et là leur état d’esprit s’est transformé. Ils ont été terrorisés.
Les deux obus du dimanche 2 janvier ont aggravé le mal.
Les huit obus du mardi 4, tirés en trente minutes, l’ont aggravé encore.
Tous ceux qui habitaient la zone du feu, commerçants, bourgeois et autres, se sont sauvés, et cela avec juste raison. La vie commerciale est momentanément paralysée.

Pronostics : les avis sont variés. Quand on songe à Arras, Reims, Pont-à-Mousson, on se dit qu’il n’y a pas de raison pour que cela finisse. La visite du Président nous rassure un peu.

Quant aux Boches, en prolongeant leur manœuvre, ils tueront quelques civils de plus et détruiront beaucoup de maisons particulières… Et puis?
Nous sommes soutenus par l’espoir suivant : ils ne changeront pas leur ligne de tir dont l’axe est connu. Ils ne tireront pas la nuit pour diverses raisons.
Nous arriverons peut-être d’ici peu à paralyser leurs pièces.

20 janvier 1916.

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